« Centre et périphérie », un article écrit pour Aïkido Journal

statue

Mes 15 ans d’Aïkido, dont environ trois ans au contact d’un maître japonais de Kyoto, m’ont aidé à cogiter sur la question du centre, omniprésente en Aïkido.

A la demande du rédacteur en chef d’Aïkido Journal, j’ai écrit un article sur le sujet et je vous le livre ici en vous souhaitant une agréable lecture 🙂


Centre et périphérie

un article pour Aïkido Journal

Note préliminaire : le texte suivant découle de la rencontre entre la pratique de l’Aïkido et d’une activité de praticien de la méthode Feldenkrais. Pour mémoire, Moshé Feldenkrais est l’un des pionniers du Judo en ce qui concerne l’Occident, et a laissé un bagage théorique et pratique pour stimuler notre capacité à améliorer notre gestuelle et nos perceptions. On trouvera donc ci-dessous quelques réflexions sur l’anatomie et des façons d’apprendre à faire mieux qu’à notre habitude.

Il y a des arts martiaux qui s’occupent avant tout du meilleur endroit où frapper et d’autres qui se préoccupent avant tout de sa propre façon de bouger et d’agir. Le Krav Maga sera plus proche de la première extrémité, l’Aïkido plus proche de la seconde. Dans cet article, nous proposons une promenade entre périphérie et centre et nous verrons que ce sont de bons repères pour ces questions. Le sujet est vaste. Pour aujourd’hui, nous mettrons de côté les questionnements concernant les relations dans l’espace entre deux partenaires (ou plus) afin de nous focaliser sur un seul aspect, à savoir l’utilisation de son propre corps. L’examen de cette question nous permettra de comprendre un peu mieux ce que l’on entend par « pousser à partir du centre ». 

L’étrange efficacité de pousser à partir du centre

Dans le joli petit livre de Fauliot et Random intitulé « les contes des arts martiaux », on trouve en particulier l’histoire d’un maître de Taï-chi en voyage avec ses élèves qui, tout d’un coup, s’enthousiasme pour un artisan que l’on voit travailler depuis la route. Il attire l’attention de ses élèves et leur dit « Voilà, ça c’est Taï-chi ! ». Bien qu’il y ait des aspects plus riches et plus profonds à ce conte, proposons d’en tirer la modeste constatation suivante : le maître essayait de guider ses élèves non pas vers la maîtrise de telle ou telle trajectoire de leur main, mais vers une meilleure utilisation de leur intention et de leur corps tout entier. 

De nombreux cours d’Aïkido sont constellés de tels exemples, où les techniques et les trajectoires ne sont là que pour révéler la compréhension d’aspects plus généraux, tels l’axe, le centre, l’utilisation du bassin, le ma-aï, les espaces de sécurité, etc. Mais nous avons un problème dans notre étude en tant que tori : l’incroyable facilité que nous sentons de temps à autres peut amener le doute… Et si elle contenait une dose de complaisance de la part d’uke ? Avons-nous senti quelque chose de profond ou n’était-ce qu’une illusion ? 

Pour guider vers cette douce puissance, les enseignants proposent souvent des exercices où l’on pousse à partir du centre, en repérant en général le bassin ou la cage thoracique, à partir desquels on trace une ligne imaginaire vers Aïte et hop, parfois c’est très facile. Les maîtres nous répètent qu’il viendra un jour où l’on n’aura plus besoin de force et que notre partenaire volera sans aucun effort de notre part. Mais alors quand ça arrive, est-ce que notre partenaire y a mis trop du sien ou bien que l’on vécu une réussite sur cette voie ? 

Un peu d’anatomie

Pour se convaincre qu’il est raisonnable que la facilité soit au rendez-vous, examinons notre anatomie. En effet, si on veut deviner la fonction, il suffit de regarder la taille des os, des muscles, des tendons, etc. Chez nous, une tendance est très nette : les muscles les plus puissants sont autour du bassin et la musculature s’affine au fur et à mesure que l’on s’éloigne du centre pour aller vers les extrémités. 

Par conséquent, une utilisation judicieuse sera de confier les tâches lourdes aux gros muscles et les tâches précises aux petits muscles. Autrement dit, les gros muscles donnent la puissance et les petits muscles l’orientent précisément pour une certaine action ; dans ce cas, il est probable que l’on ressente de l’aisance. 

Admettons que nous soyons convaincus, que nous mettons tout notre cœur à « utiliser la force du centre » et que les techniques deviennent faciles. Peut-on résoudre le problème évoqué plus haut, de savoir si notre mouvement était efficace ou si notre partenaire était complaisant ? Bonne nouvelle, nous avons un moyen et il met en jeu le Seika Tanden

Seika Tanden

La langue japonaise contient un mot pour décrire une région entre le nombril et le pubis, qui s’appelle Seika Tanden / 臍下丹田. Relisons les idéogrammes pour en savoir un peu plus. On lit « nombril, en-dessous, cinabre, champ ». Que dit le dictionnaire japonais de ce mot ? Il définit une zone sous le nombril où s’accumule une forme d’énergie (Seiki, 精気), laquelle, toujours selon le dictionnaire, donne naissance à une multitude de choses et met en mouvement la vie d’une personne. Pour finir ce petit tour dans l’étymologie, le cinabre est un composé à base de mercure et de soufre, de couleur rouge, dont l’idéogramme sert à écrire « élixir de jouvence ». Les alchimistes d’Europe avaient sans doute plaisir à lire ce qu’écrivaient les Orientaux à ce sujet. 

Le mot est donc beaucoup plus fort que le mot Hara(腹), qui ne fait que désigner la région du ventre. Certains vivent des épisodes plus ou moins longs où ils ressentent une immense force dans cette région ; si l’on en croit les Japonais, il s’agit d’une force de vie, de création, de développement, de mise en mouvement de la vie.

Alors si le lieu confine au sacré, que nous amène la pratique de l’Aïkido ? Ce que nous pouvons faire aisément au fil des séances, c’est de cultiver plus d’espace et de liberté à la région du Seika Tanden. Pour cela, un phénomène est très précieux : on le perçoit plus aisément quand on a diminué les tensions inutiles dans le tronc. Inversement, quand on refait des efforts mal ajustés, on ne le sent plus. 

Voici donc une proposition de méthode : 

  • on apprend à délier ses gestes de façon à commencer à mieux sentir la région du Seika Tanden
  • quand on le sent (et la sensation peut s’améliorer au fil du temps, ce n’est pas un oui/non), on peut s’en servir pour détecter les moments où l’on fait fausse route, puisqu’il disparaît quand on se raidit. Ainsi, au fil de la pratique, on peut entretenir et amplifier la qualité de la connexion entre le centre et la périphérie. 

Pour donner un exemple simple : si l’on pousse quelqu’un qui nous a saisi au poignet et que l’on pousse en restant « relâché » (nous en discuterons au paragraphe suivant), on peut exercer son action tout en sentant la région du Seika Tanden, le visage reste serein et il se peut même que l’on respire librement et que l’on puisse sourire. Inversement, dès que l’on rigidifie le tronc pour pousser avec les bras, quelque chose se voile rapidement, le Seika Tanden disparaît de la perception de soi, on cesse souvent de respirer. 

Ainsi, si on sent son Seika Tanden en même temps que son partenaire semble léger comme une plume, il y a un espoir que celui-ci prête son corps sans complaisance et que notre geste ait une qualité élevée. 

Muscles qui changent, muscles qui préservent leur longueur

Pour préparer la question du prochain paragraphe, parlons un peu des muscles pour distinguer deux situations : 

  • quand un muscle se raccourcit, en général il va faire changer un angle dans une articulation et créer un déplacement, 
  • quand un muscle reste à la même longueur, il va contribuer à préserver des angles. Ainsi, il peut contribuer à stabiliser une articulation lorsqu’une force produite par d’autres muscles traverse la région, ou bien profiter d’un effet de ressort (dans les tendons par exemple). 

Notons que la contraction d’un muscle ne peut que le raccourcir ou le raidir, mais qu’un muscle ne s’allonge pas tout seul ; soit c’est un autre muscle, soit la gravité ou une autre force, en tout cas un muscle ne peut pas « repousser ses extrémités ». 

Ainsi, dans une action, parfois les muscles se raccourcissent et amènent de la puissance, parfois ils gardent la même longueur et permettent de transmettre cette puissance. 

Force ou pas force ? 

Nous sommes prêts pour examiner le dilemme courant : « Bon, alors, il faut contracter ou pas ses muscles ? Il faut mettre de la force ou pas ? ». Distinguons deux extrêmes : 

  • parfois, Aite ne tombe que parce que Tori lui a donné l’idée de tomber, sans l’avoir même touché, il suffit d’entrer dans une danse de positions et d’influences mutuelles ; 
  • parfois, Aite s’accroche à Tori si soigneusement que celui-ci peut le propulser dans l’espace, comme par exemple lors d’une vaillante saisie ryote-katate-dori où Tori indique la direction droit devant lui et avance ; le résultat est que Aite voit ses mains partir trop loin de ses appuis au sol et hop, il vole. 

Le premier extrême permet de guider la force d’Aite sans « lui faire » quoi que ce soit, on se contente de déplacer son propre corps. Ici, si quelque chose peut être amélioré, c’est la facilité et la richesse de son propre répertoire corporel. 

C’est dans le deuxième extrême que se pose clairement la question « Forcer ou ne pas forcer, telle est la question », car on doit donner de l’énergie pour propulser (en partie) Aite. Nous en arrivons donc à notre conclusion concernant les muscles : si on veut propulser Aite à l’aide de ses biceps costauds, il est probable que l’on va rigidifier tout son corps en espérant nous transformer en grue de chantier, à savoir une base stable qui permet à un moteur de lever des charges au bout de la flèche. C’est gourmand, désagréable à la fois pour soi et pour Aite mais ceci peut donner la satisfaction de « sentir sa force ». 

Décrivons une façon beaucoup plus confortable de faire voler Aite. Proposons de connecter ses propres extrémités à la force du centre et d’utiliser sa musculature comme nous l’avons décrit au paragraphe précédent : les muscles du centre donnent le mouvement, les muscles de la périphérie ne font que stabiliser (si nécessaire) les articulations afin de guider Aite vers sa nouvelle destination. Dans ce cas, on peut sentir que ses bras sont contractés de manière agréable, ils ne font que préserver leur vitalité et participent à un mouvement où la puissance s’exerce de manière aérée. Quant aux muscles du centre, ils sont tellement puissants qu’il y a de bonnes chances qu’on ne les sente pas travailler. Rien du tout. On est juste témoin de son propre déplacement, l’organisme s’occupe de profiter des appuis sur le sol et nous découvrons que notre partenaire est très doué pour voler. 

L’illusion du poids

Puisque l’on commence à voir comment emmener Aite comme s’il ne pesait rien, je propose de jouer avec la phrase « tu ne sens pas ta force ! ». On dira ceci à quelqu’un tellement fort qu’il vient de nous faire mal sans le vouloir, ou bien de casser un objet déclaré robuste et pourtant il a paru être aussi fragile d’une coquille d’œuf. 

Pour chacun d’entre nous, il y a les fois où l’on soulève quelque chose en le trouvant léger, d’autres objets qui nous semblent lourds. Pour les seconds, on va sentir sa musculature se bander, pour les premiers, on ne sentira pas sa force. On pourrait dire que ça ne dépend que du poids… or qui n’a fait cette expérience étrange lorsque l’on soulève une bouteille d’eau que l’on croyait pleine alors qu’elle était vide ? Ainsi, nous pouvons remarquer que la sensation de poids dépend en partie de l’image que nous avons de nous et de l’objet que l’on veut déplacer et notre intention. 

Oh là là ! notre problème vient de se compliquer. Non seulement nous n’étions pas sûrs que notre partenaire était sincère, mais maintenant nous ne sommes plus très sûrs de ne pas voir des choses lourdes là où elles sont légères. Notons toutefois que le contraire est beaucoup plus clair : même merveilleusement entraîné, nos muscles ne suffiront pas à lever deux tonnes, peu importe que l’on déclare que c’est léger et qu’on en soit convaincu.

L’expérience de l’Aïkido nous montre que nous pouvons très bien nous arranger pour nous compliquer tout seuls la tâche. Que l’on trouve probable qu’un geste soit difficile et nous trouverons comment tirer ou pousser d’une manière complètement inefficace pour le mouvement, mais très efficace pour trouver de la résistance, du poids, de la difficulté. 

Alors, on fait quoi ? 

Clairement, c’est un thème sur lequel la pratique de l’Aïkido permet de progresser. Au fur et à mesure que l’on découvre des façons aisées de faire ce qui semblait impossible de prime abord, on s’habitue à l’idée que ça pourrait être infiniment léger. On éduque notre aptitude à trouver du facile là où il y en a. 

Mais combien d’enseignants se grattent la tête pour aider leurs élèves à ne pas recourir systématiquement à une version difficile ? 

Puisque notre société est très habituée à l’idée qu’il faut répéter plusieurs fois des gestes aussi parfaits que possibles, en éliminant ce qui s’éloigne de la perfection, il n’est pas utile de rajouter un poids sur ce plateau de la balance. Proposons plutôt deux idées qui iraient sur l’autre plateau afin de produire un point de vue plus équilibré. 

Notre cerveau apprend très bien lorsqu’il peut choisir entre plusieurs versions

La méthode Feldenkrais, que nous enseignons, met souvent en œuvre une stratégie pédagogique où les variations sont reines : pour apprendre à mieux tourner la tête à droite, au lieu de répéter 100 fois une rotation vers la droite on multiplie les variations sur ce thème. Ainsi, on essaie (avec douceur et sensibilité) de tourner à droite la tête et les yeux, la tête, les yeux et la poitrine, juste les yeux, juste la poitrine, tourner la tête à gauche et la poitrine à droite, tourner la tête à droite mais les yeux et la poitrine à gauche… En revenant au mouvement initial, l’organisme trouve une nouvelle facilité, car il a été nourri de nouvelles options. 

D’autres pédagogues vont dans le même sens. Par exemple Benjamin Zander, dans un truculent exposé sur Ted.com, suggère d’apprendre à jouer du piano en n’ayant qu’une fesse sur le fauteuil. Des chercheurs de l’université John Hopkins ont mesuré que leurs sujets apprenaient plus vite une compétence (par exemple jouer un air de guitare) en introduisant des variations dans leur entraînement : un poids au poignet, une jambe en l’air, etc. 

Nous laissons les lecteurs décider des variations qu’ils pourraient introduire afin de cultiver une utilisation plus efficace de leur centre. Les deux mains devant ? Une main devant, une derrière ? Près du ventre ? Sur le côté pour sentir que c’est moins évident ? Pied droit-main gauche, Pied droit-main droite ? Vous aurez de quoi vous amuser. 

Une intention bien formée appelle à elle les détails 

Un deuxième ingrédient qui agite bien des pratiquants et enseignants concerne la place de la volonté et l’inconscient dans l’émergence d’une action aisée. Doit-on veiller à chaque détail, construire patiemment comment la main se tourne, où le pied va, les angles dans les coudes et penser à tout ceci à chaque moment ? 

Cette fois, nous convoquons le regretté docteur Coué, que de nombreux esprits chagrins ont choisi de tourner en ridicule. Pourtant, nous soumettons ici à votre sagacité la citation suivante : «Il est absolument nécessaire de ne faire aucun effort. L’effort implique l’emploi de la volonté tandis que la volonté doit être nécessairement laissée de côté. C’est exclusivement à l’imagination qu’il faut avoir recours».

Aussi, nous pouvons repérer ces moments un peu toxiques où la volonté s’acharne sur un objectif, décide qu’il lui manque tel ou tel détail, cherche à les empiler et finit par enterrer une intention simple sous un monceau de difficultés. Comment glisser dans sa recherche des moments où l’on souhaite simplement « que ce soit léger », ou joyeux, ou simple ? 

De nouveau, nos élèves en Feldenkrais nous donnent des idées. En effet, une séance typique contient trois étapes : un mouvement test, qui sert de référence (par exemple lever le bras comme si on voulait saisir un fruit en hauteur) ; puis de nombreuses variations qui n’ont pour objet que de donner à sentir les différentes pistes qui existent, parfois déjà présentes, parfois découvertes ce jour-là ; enfin on revient au mouvement test et on admire la façon dont notre système nerveux agrège ses nouvelles possibilités en un mouvement plus simple et plus facile. (Nous encourageons le lecteur intéressé par le sujet à lire La Simplexité, d’Alain Berthoz (ancien professeur au Collège de France), où il décrit comment le vivant utilise la complexité pour en extraire des solutions élégantes et simples aux problèmes qu’il rencontre.)

Ainsi, une suggestion est de détacher l’objectif et les détails : un temps pour cultiver l’imagination et des sensations corporelles agréables, dans des situations simplifiées pour l’occasion, puis un temps pour solliciter notre organisme dans des situations plus martiales. Quel plaisir de se découvrir à l’aise et d’être spectateur d’une forme de génie corporel, n’est-ce pas ? 

Des centaines d’allers-retours

Finalement, un cours d’Aïkido est l’occasion de répartir différemment sa force et son intention. Pour cultiver la force du centre, et si nous passions du temps à faire voyager notre attention parfois au centre (est-ce que je sens mon Seika Tanden ?), parfois à la périphérie (quel degré de pression ? Où se trouve Aite ?), de nouveau au centre, puis à la périphérie, ces allers-retours se répétant au gré des techniques et des partenaires. 

Et si nous passions du temps à clarifier notre intention, puis examiner des détails pour voir comment ils pourraient mieux contribuer, revenir à l’intention de départ et sentir, peut-être, le plaisir de l’action libre et bien reliée ? Et si nous trouvions où est notre centre, notre axe, pour mieux sentir où se trouve le monde qui nous entoure ? Si ce modeste article peut aider le(la) lecteur(trice) à sourire sur un tatami, nous serons comblés !    

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