Une fois n’est pas coutume, l’article ci-dessous n’a pas été écrit par moi mais par un confrère. J’ai trouvé son texte original et réjouissant, alors je lui ai demandé d’écrire pour vous 😊 L’auteur, Yvan Demelais, est psychomotricien et vient d’entreprendre le merveilleux voyage de 800 heures pour ajouter Feldenkrais à ses compétences. Vous le retrouverez ici si besoin 😊 En tout cas, merci à lui d’avoir répondu à mon invitation.
Bonne lecture ! Vladimir
Des échecs au Feldenkrais, par Yvan Demelais
Vous est-il déjà arrivé de vous faire surprendre par la beauté d’une peinture, d’une musique, d’une chorégraphie, ou encore d’une autre production artistique ? J’imagine que oui. Le vécu intérieur pourrait alors ressembler à un mélange d’admiration, de temps suspendu, d’émerveillement, et peut-être d’autres sensations plus subtiles encore.
Eh bien imaginez désormais qu’il soit possible de vivre la même sensation lorsque vous regardez une partie d’échecs … !
Cette perspective de pouvoir être touché, de s’extasier devant le déplacement d’une pièce sur l’échiquier autant que devant une œuvre d’art a été l’une des raisons pour lesquelles j’ai décidé de m’intéresser aux échecs. Je voulais comprendre et sentir comment, à partir d’un plateau de 64 cases muni de 32 pièces, et de quelques règles simples, il était possible d’accéder à une forme d’admiration aussi intense que devant une œuvre d’art. Je me suis donc penché sérieusement sur ce jeu qui désormais me passionne.
Et puis il y a quelques semaines, j’ai lu un petit article dans la revue Europe Echecs du mois de novembre[i] qui traitait justement de la beauté d’un coup aux échecs. J’ai alors trouvé un parallèle intéressant avec l’un des adages de la méthode Feldenkrais :
« Rendre l’impossible possible, le possible facile, le facile agréable et l’agréable élégant »
(M. Feldenkrais)
Dans cet article, il est question de la beauté d’un coup aux échecs : qu’est-ce qui définit qu’un coup aux échecs est beau, esthétique ?
L’auteur, Benjamin Théveny, explique que la beauté d’un coup aux échecs pourrait apparaître lorsqu’un joueur étend son « range », le « range » étant toute la gamme de coups « naturels » ou « logiques » qu’un joueur peut envisager sur une position spécifique aux échecs. Ainsi, lorsqu’un nouveau coup apparaît dans notre esprit, ou bien simplement lorsque nous sommes spectateur de ce nouveau coup et qu’il n’avait pas été envisagé car estimé comme non logique ou non naturel, alors l’auteur explique que c’est à ce moment-là que l’on peut être « touché par une sensation mêlant étonnement et admiration », particulièrement lorsque ce coup permet de prendre l’avantage sur la partie. Il dira plus loin que « ce phénomène, que l’on peut appeler « extension de range », revient à remonter la pente naturelle de nos habitudes et d’aller contre ce que nous croyions être évident ».
Il y a ici plusieurs idées que l’on peut rattacher à la méthode Feldenkrais et à l’adage mentionné plus haut :
- D’abord : ce phénomène d’extension de range rejoint l’idée d’étendre sa zone connue, son champ des possibles. C’est ce que propose la méthode Feldenkrais en invitant les participants à reconnaître leurs habitudes d’agir (que l’on pourrait comparer au « range » d’un joueur d’échecs) pour ensuite élargir ce répertoire d’actions au travers l’exploration de combinaison de mouvements inhabituels, inattendus, « non logiques » pourrait-on dire.
- Ensuite : la conséquence de ce phénomène « d’extension » entraîne étonnement et admiration. Cette émotion esthétique, que l’auteur compare également à une « expérience du sublime », peut aussi se retrouver selon moi lors d’une séance Feldenkrais. Ce moment où, après plusieurs — voire de nombreux — essais, tout-à-coup, quelque chose dans le mouvement ou dans la sensation du mouvement devient accessible, possible. Ce moment peut être, d’une certaine manière, vécu comme une émotion esthétique, une expérience du sublime mais à l’échelle du sensible, du détail, de l’infime, du minime.
- Enfin : il semble raisonnable de penser que cette « expérience du sublime avec soi-même » soit un bon argument pour reproduire, renouveler cette expérience. Cette répétition naturelle, qui va de soi, rend alors la réalisation du mouvement plus facile, plus agréable, et finalement plus élégante.
« Rendre l’impossible possible, le possible facile, le facile agréable et l’agréable élégant »
Il y a dans cet adage de Moshe Feldenkrais quelque chose de doux, de progressif, une logique naturelle qu’on ne peut « forcer », qui doit se faire par elle-même, au même titre que l’extension de range évoqué par Benjamin Théveny, qui surgit de manière inattendue et qu’on ne peut plus freiner une fois engagée.
Que ce soit au Feldenkrais ou aux échecs, l’idée n’est donc pas de forcer les choses, de chercher à atteindre ou encore de sortir de sa zone de confort, ou zone connue mais plutôt de laisser la place, de laisser venir et de faire confiance à ce qui pourrait émerger naturellement de cette place libre. Pour le dire autrement : plutôt que de chercher à sortir de sa zone de confort, ne serait-il pas plus ajusté de chercher à « faire grandir sa zone de confort de manière à y inclure ce qui nous intéresse[ii] » ? (V. Latocha, 2019).
Ce qui me fascine ici, c’est à quel point il est possible de retrouver « du » Feldenkrais un peu partout dans notre vie. Cet article sur l’esthétique aux échecs et plus largement le jeu d’échecs en est un nouvel exemple et cela vient à mon sens appuyer l’universalité de certains concepts Feldenkrais.
Et réciproquement, c’est intéressant de constater qu’un jeu tel que les échecs, réputé pour être cognitif, laborieux, puissent venir illustrer et aider à mieux comprendre certains concepts Feldenkrais.
Là aussi, finalement, quelque chose qui pouvait sembler impossible (relier les échecs au Feldenkrais) devient possible … quel plaisir !
[i] THEVENY B., (2024), Philosophie et échecs, quelle émotion esthétique. Philosophie et échecs – Philosophie et échecs : quelle émotion esthétique ? – Actualités / L’univers des échecs – Europe Echecs – article papier : Revue n°759 Décembre 2024
[ii] Latocha, V. (2019), Faut-il sortir de notre zone de confort pour réussir ? – TEDX MinesNancy
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