Une interview pour découvrir Iain MacGilchrist

Le Dr Iain McGilchrist est mon grand coup de cœur de ces dernières années, tant son travail me semble bénéfique, profond et juste. Je crois qu’il touche du doigt des phénomènes essentiels, et la lecture de son ouvrage The Master and his Emissary est impressionnant car chaque page, peut-être même chaque paragraphe, pourrait faire l’objet d’un chapitre ou d’un livre à lui tout seul.

Je viens de lire cette interview, qui me semble être une excellente introduction à son point de vue sur l’asymétrie droite-gauche dans le cerveau. On pensera ce que l’on veut du climat politique en Hongrie, et certains pourraient s’émouvoir car le journal semble être pro-Orban, mais je crois tout de même que cet article est excellent : je m’en tiens à la qualité du journaliste qui a mené cet entretien, et j’ai plaisir à vous en livrer une traduction 😊

Pourquoi ici ? Eh bien si je vous en parle, c’est parce que notre pratique se place parfaitement bien dans la famille de ce qu’il faudrait faire pour veiller à la bonne santé de notre civilisation (ayons des ambitions modérées, n’est-ce pas ?). Bonne lecture !


Iain McGilchrist : « Nous avons oublié la sagesse du cerveau droit »

Iain McGilchrist est un psychiatre, écrivain et ancien fellow du All Souls College d’Oxford, connu pour ses ouvrages majeurs The Master and His Emissary (Le Maître et son Émissaire) et The Matter with Things (Ce qui ne va pas avec les choses). Ses recherches explorent les différences profondes entre les deux hémisphères du cerveau et la manière dont elles façonnent la pensée, la culture et la société humaines.
M. McGilchrist faisait partie des orateurs de prestige du Brain Bar 2025 à Budapest. En marge de l’événement, il a accordé un entretien à Hungarian Conservative pour évoquer la domination du mode attentionnel de l’hémisphère gauche dans la culture occidentale, les racines de l’effondrement social et les défis posés par l’idéologie woke et l’intelligence artificielle.


Dans vos deux ouvrages majeurs, The Master and His Emissary et The Matter with Things, vous soutenez que la culture occidentale est devenue dominée par une forme d’attention propre à l’hémisphère gauche. Pouvez-vous résumer ce que vous entendez par là ?

Avant tout, je dois préciser que les idées couramment admises sur les différences entre hémisphères — il faut les oublier. Depuis 35 ans, je travaille sur ces différences. Elles sont réelles, mais très différentes de ce qu’on en disait. En substance, l’hémisphère gauche représente le monde par des schémas, des diagrammes, des cartes. Or une carte n’a pas grand-chose de la réalité qu’elle décrit — elle ne serait pas utile si elle en contenait trop de détails. Cette vision schématique du monde, c’est celle de l’hémisphère gauche : il saisit, il attrape, il obtient. Son grand avantage, c’est justement qu’il nous permet d’obtenir des choses.

Du point de vue de l’évolution, cela s’explique par le fait que tout être vivant doit faire — en parallèle — deux choses incompatibles :

  • d’une part, obtenir de la nourriture ou manipuler des objets pour construire un nid ;
  • d’autre part, rester attentif à tout le reste : les prédateurs, les congénères, le partenaire, la progéniture, etc.

Ce sont deux types d’attention différents. L’une est focalisée sur une cible à atteindre — c’est l’hémisphère gauche. L’autre cherche à comprendre la globalité de la situation — c’est l’hémisphère droit. Ces deux modes ne sont pas vraiment compatibles simultanément ; il faut une certaine subtilité pour les équilibrer.

Généralement, cet équilibre est trouvé au début du développement des civilisations. En Grèce au VIᵉ siècle, à Rome autour de l’an 0, et dans notre culture à la Renaissance, on a connu ces moments d’équilibre où les deux hémisphères coopéraient. Mais, au fil du temps, la pensée a dérivé toujours davantage vers le point de vue de l’hémisphère gauche.

Alors, si vous me le demandez, à quoi ressemble une société dominée par ce mode ? Eh bien c’est une société où la théorie prime sur l’expérience, où l’on croit qu’on comprend mieux les choses en les découpant en parties — alors que, selon moi, on ne les comprend qu’en les percevant comme un tout. Quand on les fragmente, elles perdent leurs relations réciproques, leur contexte, et donc leur sens.

C’est un monde très bureaucratique, où l’individu disparaît au profit des catégories, où tout ce qui est implicite est ignoré et seul ce qui est explicite est pris en compte. Or, selon moi, les choses vraiment importantes dans la vie sont presque toutes implicites, et lorsqu’on les rend explicites, elles perdent leur sens. C’est comme lorsqu’on explique une blague : elle ne fait plus rire. Ou quand on « décode » un poème : il cesse d’en être un. Tout ce qui compte vraiment — musique, art, architecture, religion, mythe, rituel, amour, sexualité — se dégrade lorsqu’on cherche à le rendre explicite. Ces choses ne se laissent pas facilement capturer par le langage.

Quels dangers menacent une civilisation gouvernée par ce mode de pensée ?

Elle devient intellectuellement appauvrie. Regardez la Rome tardive, comparée à Rome à la fin de la République et au début de l’Empire, elle était très fine sur sa compréhension du droit, de la poésie, du théâtre, et toutes ces choses. Son architecture était harmonieuse. Mais à mesure que l’Empire grandissait, il devint colossal, disproportionné. On cessa de se soucier de l’harmonie. Ils ne s’intéressaient qu’à la grandeur et à la puissance, de plus en plus de puissance. Et toute civilisation qui suit cette trajectoire finit par s’effondrer.

« L’hémisphère gauche est extrême dans ses vues : il pense en noir ou blanc, en “ou bien/ou bien”. »

Nous sommes aujourd’hui dans cette situation : obsédés par le pouvoir — quoique l’empire actuel soit commercial, et une touche d’empire culturel dans lequel le postmodernisme occidental décadent est censé s’imposer au monde entier.
Mais ce qui se passe, c’est qu’une telle civilisation finit par s’effondrer. On l’a vu se produire en Grèce. Ça s’est produit à Rome. Et la tendance s’observe depuis le XVIIIᵉ siècle, lorsque les gens ont commencé à croire qu’ils pouvaient répondre à toutes leurs questions par la science. Ne nous méprenons pas, je crois profondément en la science — je suis moi-même scientifique. Mais je rejette le scientisme, cette croyance selon laquelle tout pourrait être expliqué par la science. Elle ne le peut pas.

Peut-on inverser cette trajectoire ?

Je l’espère, car sinon nous sommes perdus. Notre capacité à le faire dépend de beaucoup de choses. Il y a évidemment tout un ensemble de désastres qui nous menacent — effondrement écologique, désagrégation du lien social… Pour renverser la tendance, il faudrait agir vite et changer en profondeur notre manière de penser. Ne plus se centrer sur l’ego atomisé — « moi, moi, moi » —, mais penser à la société dans son ensemble, à notre relation avec les autres, avec la nature, et avec ce que je crois être le cosmos divin.

La littérature psychologique confirme sans l’ombre d’un doute que ces trois types de relations — primo, avec un groupe social avec qui partager sa vie, et vénérer et manger ensemble ; secundo, avec le monde naturel, en se percevant comme partie d’elle et sensible à sa beauté et à sa complexité ; tertio, avec le cosmos divin — la qualité de ces relations déterminent si nous devenons des humains heureux, fonctionnels et en pleine santé. Sans elles, notre santé mentale et physique déclinent toutes les deux. Nous entrons dans la détresse, nous sommes anxieux et à la dérive.

Les jeunes, en particulier, ont été privés de tout ce qui pouvait leur donner un sens à leur vie et des valeurs. Beaucoup grandissent en pensant qu’il n’y a ni valeurs ni but dans la vie. Je pense que c’est profondément faux. Je crois qu’il y a un but et qu’il y a des valeurs, et qu’ils ne sont pas créés par nous. Ils existent avant nous, et notre tâche est d’y répondre. Si nous ne le faisons pas, nous devenons moins qu’humains, et la société devient moins qu’humaine.

Nous devons cesser de croire que les êtres humains sont naturellement toxiques. Ils ne le sont pas. Ils sont naturellement extrêmement efficaces, capables d’émerveillement, capables d’amour. Ce sont ces choses-là que nous devons récupérer.

Bon nombre des points que vous avez décrits pourraient également s’appliquer à ce que l’on appelle communément l’idéologie « woke ». En ce qui concerne la distinction entre les hémisphères gauche et droit, dans quelle mesure la considérez-vous comme une simple expression supplémentaire de la dominance de l’hémisphère gauche, ou comme quelque chose de plus complexe ?

Eh bien, c’est forcément complexe. Mais cela correspond à mon point de vue selon lequel nous sommes aujourd’hui dominés par la pensée de l’hémisphère gauche et avons oublié ce que l’hémisphère droit peut encore nous apprendre. Ce n’est pas que l’hémisphère droit ait disparu, c’est simplement que nous ne prêtons pas attention à lui.

L’hémisphère gauche a des opinions extrêmes : tout est noir ou blanc, c’est l’un ou l’autre. Il n’y a pas de « les deux / à la fois » ni de nuances de sens. Ainsi, dans les débats publics, par exemple sur Internet, les opinions des gens tendent vers les extrêmes. Ils ne voient pas le côté sombre de leur propre position. Il est très important de retrouver cet équilibre.

La vision de l’hémisphère gauche n’est pas compatissante. En général, les gens détestent et veulent détruire ceux qui ne sont pas d’accord avec eux. C’est effroyable. La vision qu’il offre est celle d’un pouvoir et d’une survie éternels : nous pouvons nous débarrasser de nos corps, nous débarrasser de la mort, tout contrôler. Mais malheureusement, nous n’avons pratiquement aucune sagesse pour utiliser ce pouvoir. Ce dont nous avons besoin, c’est de sagesse, pas de plus de pouvoir. Car dans l’état actuel des choses, augmenter notre pouvoir revient à mettre des mitrailleuses entre les mains de jeunes enfants : nous n’avons pas mûri mentalement.

Considérez-vous qu’il s’agit d’un phénomène exclusivement occidental, ou pourrait-il également s’appliquer aux cultures orientales, par exemple chinoise ou japonaise ?

Les pays que vous mentionnez ont une longue histoire et une vision du monde beaucoup plus proche de celle de l’hémisphère droit. Bien sûr, nous avons besoin des deux hémisphères. Mais le gauche doit être sous la supervision du droit. C’était le cas dans les cultures orientales. Mais, et c’est très triste, au cours de ma vie, elles ont commencé à adopter des visions totalitaires qui relèvent entièrement de l’hémisphère gauche.

Alors que nous aurions pu apprendre d’eux, ils ont adopté notre façon de penser, de manière encore plus extrême. Cependant, je garde espoir, car je pense qu’un nombre suffisant de personnes dans ces cultures se souviennent encore de leurs anciennes sagesses. J’ai discuté avec des personnes en Chine et je me suis récemment rendu au Japon. Je pense qu’il y aura un mouvement visant à renouer avec leurs traditions.

Que pouvons-nous faire, en Occident, pour restaurer l’équilibre ? Par exemple, en Hongrie, il existe une forte résistance politique et sociale à l’idéologie woke. Est-ce positif ou excessif ?

Eh bien, seul le temps nous le dira, mais il est certain que quelqu’un doit réagir. Il serait erroné de dire « vous ne voulez rien entendre à ce sujet », car cela pourrait devenir extrême. Quand cela devient extrême, c’est le moment de dire non. Certaines des idées initiales de gauche méritaient d’être entendues, elles n’avaient rien de condamnable. Mais elles ont été poussées, du moins dans mon pays, à un extrême où l’on n’a plus le droit de les contester. C’est comme vivre en Europe de l’Est à l’époque du régime soviétique : vous ne pouvez pas exprimer vos opinions si vous voulez garder votre emploi. La plupart des gens sont réduits au silence. Il faut donc s’y opposer, dans l’intérêt de la tolérance, de l’équité, de la justice et de la compassion, autant de valeurs qui font défaut.

L’éducation est l’un des moyens d’y parvenir. L’éducation est devenue très mécaniste. Nous vénérons les matières STEM. Elles ont bien sûr leur place, mais elles ne constituent pas en elles-mêmes une éducation, elles sont une formation technique. La véritable éducation consiste à comprendre l’ensemble, en mettant l’accent sur les sciences humaines : la poésie, le théâtre, l’histoire, la philosophie. Il faut les réintroduire, non pas pour remplacer les mathématiques, les sciences ou la technologie, mais pour leur donner leur place juste. Tout comme l’hémisphère droit doit superviser l’hémisphère gauche, les lettres et la philosophie devraient guider les sciences.

« L’imagination est le moteur de la science comme de l’art. Sans elle, la culture humaine dépérit. »

Une autre voie consiste à créer de petites communautés où les gens vivent avec moins d’attentes matérielles, vivent les uns pour les autres, cultivent leur propre nourriture et resacralisent la vie. Il existe déjà quelques centres de ce type en Grande-Bretagne, mais il en faut davantage. Lorsque la civilisation s’effondrera – je ne dis pas que cela doit arriver, mais cela pourrait arriver –, ces lieux serviront de modèles pour survivre.

La troisième chose, et la plus importante, est que chacun doit prendre soin de soi. On ne nous demande pas de sauver le monde, nous en sommes incapables. Mais on nous demande d’assumer la responsabilité de notre propre façon de voir le monde. C’est un projet que l’on peut commencer dès aujourd’hui : examinez votre cœur, adoptez une attitude différente, plus proche de celle de l’hémisphère droit, qui voit la complexité, l’émerveillement et le sens au-delà de la valeur matérielle.

Compte tenu de l’essor des technologies, des réseaux sociaux et de l’intelligence artificielle, comment envisagez-vous l’évolution de la culture occidentale au cours des 15 à 20 prochaines années ?

Il est notoirement difficile de prédire l’avenir. La plupart des gens qui s’y essaient se trompent. Je ne peux pas l’affirmer avec certitude, mais je suis très inquiet. Les progrès en matière d’IA sont exponentiels. D’ici quelques années, tout le monde sera fortement incité à porter une puce dans son corps. Il existe déjà des puces capables de lire directement les pensées. Une telle puce serait présentée comme une bonne chose – imaginez les personnes qui ne peuvent pas parler. Mais il est essentiel que nous nous y opposions, sinon nous deviendrons tous des esclaves. Tout ce que nous faisons sera connu, surveillé, contrôlé par l’État. Ce serait la fin de l’humanité, un totalitarisme auquel nous ne pourrions jamais échapper.

Les gens diront : « Oh, c’est tellement pratique. Je peux faire mes achats, accéder à mon compte bancaire, prendre des rendez-vous. » Mais c’est une forme de stupidité. Ils diront aussi : « Je n’ai rien à cacher. » Quiconque a vécu sous un régime totalitaire sait que cela n’a aucune importance : vous êtes quand même sous contrôle.

Je suis extrêmement inquiet. Cela aura également un impact sur la créativité et l’imagination humaines. L’IA n’a pas d’imagination. Elle a accès à de vastes quantités de données et peut les recombiner, mais c’est l’imagination qui a toujours été le moteur de la science et de l’art. Sans elle, la culture humaine ne peut s’épanouir.

Photo de couverture de Benoit Gauzere sur Unsplash

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